Philippe Sollers

 

MÉDIUM  
RIVIERA


   Eh bien, la magie continue.


  Ce que je revois là, maintenant, c'est La Riviera, ce petit restaurant avec terrasse, sur les quais de Venise, du côté de la gare maritime. Une dizaine de scènes surgissent à la fois, soleil, parasol bleu, grands paquebots à l'ancre, keep clear of propellers. L'ancien propriétaire me salue chaque fois d'un respectueux et pompeux « professore », en sachant déjà que je vais lui demander des pâtes à la bolognaise et une bouteille d'eau minérale, avant des cafés. Il est deux heures de l'après-midi, il fait chaud, je suis avec une femme que j'aime. On se tait beaucoup, le quartier est tranquille, les mouettes sont groupées sur les larges pontons de bois brun. Je rêve? Non, ma main serre la nappe jaune, cette nappe est là, sous mes doigts.                        


  Le deuxième propriétaire du restaurant est chinois. Plus de « professore », une désinvolture ricanante. C'est peut-être un descendant du premier bateau chinois que j'ai vu entrer ici, au début des années 1970, couvert de drapeaux rouges, avec des haut-parleurs vociférants, appelant le prolétariat local à l'insurrection révolutionnaire, à la grande stupéfaction de l'ex-parti communiste italien logé sur la rive, traité de « révisionniste ». Aucun doute, l'ennemi démasqué était ce parti traître, ce gang de serviteurs des tsars russes pourris, au service, comme toute la gauche, des Américains et de la finance internationale. Beaucoup de bruit pour rien, débarquement de jeunes marins en veste mao, découvrant, avec bonne humeur et étonnement, les pigeons de Venise.


  Le Chinois d'aujourd'hui est new look, parfaitement à l'aise et acrobatique dans ses fonctions de nouveau patron. Ses pâtes ne sont pas bonnes, le tour de main n'y est pas, surtout pour la carbonara. Ses employés ont l'air contraints, exaspérés, surtout les femmes. C'est un petit chef de Shanghai, qui rêve d'aller plus vite et plus haut. Pourquoi pas dans le Bordelais, où les Chinois font maintenant des folies pour leur nouvelle passion du vin, achetant des châteaux, d'un château l'autre. Pourquoi pas, bientôt, dans les marais salants de l'île de Ré, en face de chez moi, là-bas, en train d'étudier la fleur de sel pour la transvaser chez eux. L'Histoire va vite, de plus en plus vite, et on sait, depuis longtemps, que les Chinois voient l'heure dans l'œil des chats.



   Il n'a pas tenu longtemps ici, le Chinois, un vieux de la vieille, italien, a repris sa place. Et me voilà de nouveau « professore » à La Riviera. J'ai loué un petit appartement tout près, bien caché dans le quartier populaire. Les touristes ne viennent pas jusque-là, pas de magasins, rien à voir, et s'ils s'aventurent aussi loin de la place Saint-Marc, ils hésitent à peine, font demi-tour et repartent pour se retrouver dans leur affairement de foule.


                           


   Bon, volets à demi fermés, au troisième étage, et, comme d'habitude, stylo, cahier, papier satiné, couverture pelliculée orange, « sans utilisation de composés dangereux pour l'environnement ». Boule terrestre prise entre deux mains, vignette bleue et blanche, deux lions britanniques affrontés, « Oxford agit pour la planète ». Je sais : je devrais, pour être lu, écrire en anglais à l'ordinateur, oublier la plume et l'encre, mais je suis en Italie, naturalisé « professore », surnom venu de loin jusqu'à moi, parce que je suis silencieux, toujours avec un ou deux livres, et, bien entendu, français.


 


 


   Les Italiens n'aiment pas les Français, sauf s'ils sont seuls, l'air pensif et mutique. Ce vieil Italien doit avoir des souvenirs confus de la grande Histoire. Les Français, soyons sérieux, c'est la Révolution, Bonaparte, une armée invincible, La Chartreuse de Parme, l'athéisme, la liberté, l'égalité. Enfin, c'était, mais il en reste des traces. La jeune armée d'Italie, en passant, a fait des enfants ici. Des enfants, là où j'habite, devant une petite place bordée de platanes, il y en a plein, avec leurs ballons maniaques, foot et cris sans arrêt, télé dans leurs têtes. Je ferme les volets, je vais à l'autre bout de l'appartement, je les entends à peine, et ils ne me dérangent pas, au contraire. J'aime leur vivant désordre gratuit.


 


 


   J'ai demandé en ville s'il y avait des soins de massage à domicile. Mais oui, et la voici : c'est Ada. Elle vient deux fois par semaine, en fin d'après-midi, à 19 h 30. Elle a 40 ans, c'est une petite brune aux yeux bleus, une Piémontaise un peu forte, rieuse, puissante, légère. Elle connaît les corps, elle a du génie. Des pieds à la nuque, recto, verso, elle s'approprie tout, pénètre tout, tout de suite. Je m'offre à elle, je ne lui déplais pas, au bout de la troisième séance elle m'embrasse et se plante sur moi, et voilà. C'est un peu cher, mais j'ai pris la précaution d'augmenter son prix. Elle est très experte, un vrai médium, c'est le massage complet ni vu ni connu, rien ne s'est passé, fougue et délicatesse. Elle se fait plaisir, et on parle très peu, c'est mieux.


                           


   Je descends vers 21 heures, omelette ou friture de poissons, vin rouge. La plupart du temps, je suis le seul client du soleil couchant. Mais qui est cette vive jeune fille qui aide son grand-père veuf à ranger les chaises et les tables ? Mince, brune aux yeux noirs, gracieuse dans le moindre geste, elle sourit au « professore » qui va aller marcher longtemps dans la nuit. Le vieux l'appelle, j'entends « Lotta », mais c'est « Loretta ». Bon dieu, Notre-Dame-de-Lorette à Venise ! C'est le roman, que voulez-vous, c'est comme ça.


 


 


   Notre-Dame-de-Lorette ne se trouve pas du tout à Venise, mais dans les Marches, et c'est là, selon une légende cocasse, que la maison de la Vierge Marie, « la Santa Casa », a été transportée par des anges, depuis Nazareth via la Dalmatie, au-dessus de l'Adriatique. Dans le genre transport aérien en soucoupe volante, il est difficile de faire mieux. Marie monte au ciel par son Assomption, mais choisit l'Italie pour y installer sa maison. Inutile de dire que l'endroit est l'objet de pèlerinages, avec basilique catholique du 16e siècle. Le match planétaire, jésuites contre Luther et Calvin, est déjà lancé, et il dure encore, quoi qu'on dise.


 


 


  En 1580 arrive un visiteur insolite : Montaigne lui-même, qui, venant de Rome où il est allé baiser la mule de Grégoire XIII (« le Grand », l'inventeur du calendrier actuel), sort de ses bagages un tableau qu'il veut accrocher, comme un ex-voto, dans ce lieu de crédulité religieuse. Montaigne ? Impossible ! Mais si, et il décrit son offrande : « Un tableau dans lequel il y a quatre figures d'argent attachées : celle de Notre-Dame, la mienne, celle de ma femme, celle de ma fille... Nous fîmes dans cette chapelle nos pâques, ce qui ne se permet pas à tous. Un jésuite allemand m'y dit la messe et me donna à communier. »


 


  Montaigne à genoux devant un jésuite allemand ! La scène m'a toujours fait rire, d'autant plus que les commentateurs de Montaigne, tous plus ou moins universitaires, évitent soigneusement d'en parler. Montaigne et ses trois femmes, la Vierge, sa femme et sa fille ! Communié par un jésuite ! Personne, je le jure, ne m'a jamais signalé, dans ma jeunesse, au lycée Montaigne de Bordeaux, ce très étrange épisode dans l'existence d'un humaniste de premier plan. Gide a beaucoup parlé de Montaigne, mais sur Notre-Dame-de-Lorette, sauf erreur de ma part, motus.


 


  Et il insiste, Montaigne : les curés ne veulent pas d'argent, il est obligé de forcer la note pour leur en donner. C'est gratuit. Faut-il qu'il ait été dégoûté des « innovations calviniennes » (Calvin, dans la capitale du vin) pour se livrer à une telle cérémonie et la raconter dans son Journal de voyage ! On dirait un rituel d'exorcisme. Il n'y a pas si longtemps, un président de la République française s'est fait photographier officiellement en train de lire Les Essais devant une bibliothèque, photo exposée ensuite dans toutes les administrations et les commissariats de police. L'Histoire est plus comique qu'on ne croit, et son successeur socialiste, petit homme tenace et ironique, très « Troisième République », ne lit jamais aucun livre. On sait que Montaigne, à Rome, voulait surtout vérifier que les Grecs et les Latins de l'Antiquité étaient protégés par le pape. Ils l'étaient. Essayez d'effacer le grec et le latin classiques en les traitant de « païens ». Ça s'est fait pendant des siècles, et ça recommence. On verra les dégâts.


 


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Philippe Sollers


 

 

Médium


 

roman, Gallimard, parution: 2 janvier 2014